Parmi les centaines d’oléoducs vieux de quarante ans et rongés par la rouille qui ont envahi le delta du Niger, il y en a qui déversent du brut pendant des mois. Forêts et terres agricoles sont recouvertes d’une couche brillante de liquide huileux. Les puits d’eau potable sont pollués. “Nous avons tout perdu : filets, cabanes, casiers de pêche…”, se souvient Promise, le chef du village d’Otuegwe. “C’est ici que nous pêchions et travaillions la terre. Nous avons perdu notre forêt.”
De fait, la quantité de pétrole qui s’échappe chaque année des terminaux, des oléoducs, des stations de pompage et des plates-formes pétrolières dépasse de loin tout ce qui est en train de se déverser dans le golfe du Mexique, site d’une catastrophe écologique majeure provoquée par l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon de BP en avril.
Ce désastre est abondamment couvert par les médias du monde entier. Par contre, on a peu d’informations sur les dégâts infligés au delta du Niger. Pourtant, la destruction de la région donne une idée bien plus exacte du prix à payer pour le forage des puits de pétrole. Le 1er mai, dans l’Etat d’Akwa Ibom, un oléoduc du groupe ExxonMobil s’est rompu, rejetant 4 millions de litres de brut dans le delta pendant sept jours avant que la brèche ne soit colmatée. Les habitants ont manifesté contre la compagnie pétrolière, mais, à les en croire, ils se sont fait attaquer par les gardes. Les dirigeants locaux réclament maintenant 1 milliard de dollars [820 millions d’euros] d’indemnités pour les maladies contractées et la perte de leurs moyens de subsistance. Rares sont ceux qui s’attendent à obtenir gain de cause. En attendant, la mer continue de déposer d’épaisses galettes de pétrole le long des côtes. Dans les jours qui ont suivi la marée noire dans l’Etat d’Akwa Ibom, les rebelles s’en sont pris au pipeline Trans Niger de Shell, situé non loin de là, entraînant la fuite de milliers de barils de brut. Quelques jours après, une vaste nappe de pétrole flottait sur le lac Adibawa, dans l’Etat de Bayelsa, et une autre à Ogoniland. “Les compagnies pétrolières n’attachent aucune importance à nos vies”, déplore Williams Mkpa, chef de village à Ibeno. “Elles veulent notre mort. En deux ans, nous avons subi dix marées noires et les pêcheurs ne peuvent plus nourrir leurs familles ! C’est intolérable !” Avec 606 champs pétrolifères, le delta du Niger fournit 40 % du total des importations américaines de brut.
C’est la capitale mondiale de la pollution pétrolière. L’espérance de vie dans ses communautés rurales, dont la moitié n’a pas accès à l’eau potable, est tombée à 40 ans à peine depuis deux générations. La population locale maudit le pétrole qui pollue ses terres et trouve incroyable les efforts déployés par BP et les autorités américaines pour colmater la brèche dans le golfe du Mexique et protéger le littoral de la Louisiane contre la pollution. “Si la même mésaventure était survenue au Nigeria, ni le gouvernement ni le pétrolier ne s’en seraient beaucoup préoccupés, explique l’écrivain Ben Ikari. Cela a lieu en permanence dans le delta ! Les compagnies pétrolières n’en tiennent aucunement compte la plupart du temps. Les législateurs s’en moquent et la population doit vivre au quotidien avec la pollution. La situation est pire qu’il y a trente ans. Quand je vois tout le mal qu’on se donne aux Etats-Unis, je ressens une immense tristesse devant le fait qu’il y ait deux poids, deux mesures.” “Nous voyons avec quelle énergie on s’efforce de combattre la marée noire aux Etats-Unis”, commente Nnimo Bassey, responsable au Nigeria de l’organisation écologiste Friends of the Earth International. “Mais au Nigeria, les compagnies pétrolières éludent le problème et détruisent les moyens de subsistance des gens et l’environnement. La marée noire du golfe du Mexique est comme une métaphore pour ce qui se passe chaque jour dans les champs pétrolifères du Nigeria et ailleurs en Afrique. Voilà cinquante ans que ça dure ! Les Nigérians sont totalement tributaires du milieu naturel pour l’eau potable, pour l’agriculture et la pêche. Ils sont stupéfaits de voir le président américain prononcer un discours par jour, parce qu’eux n’entendent pas un mot de la part de leur gouvernement.”
Il est impossible de mesurer la quantité de pétrole répandu dans le delta du Niger chaque année, car les pétroliers et le gouvernement veillent à ne pas divulguer l’information. Cependant, si l’on en croit deux grandes enquêtes indépendantes réalisées ces quatre dernières années, il s’en déverse autant par an dans la mer, dans les marais et sur terre que ce qui a fui dans le golfe du Mexique jusqu’à présent… Selon un rapport publié en 2006 par le World Wide Fund (WWF) Royaume-Uni, l’Union internationale pour la conservation de la nature et la Nigerian Conservation Foundation, jusqu’à 1,5 million de tonnes de brut – soit cinquante fois la marée noire provoquée par le pétrolier Exxon Valdez en Alaska – se sont déversées dans le delta durant le demi-siècle écoulé. En 2009, Amnesty International a calculé que ces fuites ont représenté l’équivalent d’au moins 9 millions de barils. L’organisation accuse les géants de l’industrie de violer les droits de l’homme. Les autorités nigérianes ont recensé officiellement plus de 7 000 marées noires entre 1970 et 2000, et 2 000 grands sites de pollution, la plupart touchés depuis plusieurs décennies. Des milliers d’autres, plus petits, attendent toujours un hypothétique nettoyage. Plus d’un millier de procès ont été intentés rien que contre Shell.
Le géant anglo-néerlandais, qui a noué un partenariat avec l’Etat nigérian dans le delta, soutient que 98 % des cas le concernant sont dus à des actes de vandalisme, de vol ou de sabotage par des militants, et seule une infime partie est causée par une détérioration des infrastructures. “Nous avons constaté 132 cas de pollution l’année dernière, contre 175 en moyenne. Les soupapes de sûreté ont été vandalisées. Sur un oléoduc, on a relevé 300 robinets illicites. Nous avons découvert cinq engins explosifs sur un autre. Les communautés ne nous permettent parfois pas d’accéder aux lieux pour effectuer le nettoyage parce qu’elles peuvent gagner davantage avec les indemnisations”, affirme un porte-parole du groupe.
L’ampleur de la pollution dépasse l’entendement et suscite une grande colère. “On constate plus de 300 marées noires de toutes tailles chaque année”, s’indigne Nnimo Bassey. “Au Nigeria, l’Etat et les pétroliers en sont arrivés à considérer un niveau extraordinairement élevé de pollution comme la norme. A l’évidence, BP bloque toute législation progressiste, tant aux Etats-Unis qu’au Nigeria. Ici, les groupes pétroliers se considèrent au-dessus des lois et représentent un danger manifeste pour la planète. Il faut porter ces affaires devant la Cour internationale de justice.”
source : Courrier international
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