mercredi 6 octobre 2010

En Inde, les femmes investissent la démocratie locale

En vertu d'une loi adoptée il y a dix-sept ans, un tiers des chefs de village et des représentants aux assemblées locales en Inde sont des femmes. Plus d'un million d'élues qui commencent à faire évoluer le regard des hommes.
Elle habite au milieu de nulle part, dans l'un des sept hameaux de la commune de Kaluchi Wadi, au Maharashtra (centre de l'Inde). Pushpa Savade appartient à la communauté des dalit, ou intouchables. Son hameau, Dalit Basti, est au bout du village, à l'écart de tous les autres, au sommet d'une colline. Aucune piste ne conduit jusque-là, il faut donc marcher pour y accéder. Marcher aussi, plus d'une demi-heure, avant de pouvoir puiser quelques litres d'eau...
Pushpa Savade préside depuis deux ans et demi le panchayat (conseil communal) de la petite localité. Elle doit son élection à une loi de 1993 qui réserve un tiers des sièges des assemblées locales et un tiers des postes de sarpanch (chef de village) aux femmes.
Ce texte a fait des panchayat les bastions de la représentation féminine dans l'Inde rurale où, traditionnellement, les hommes décidaient de tout. Elles sont aujourd'hui plus de 1 million d'Indiennes à traiter de problèmes aussi divers que l'accès à l'eau ou à l'électricité, la construction de latrines, l'ouverture d'une école, le sort du bétail errant ou le désenclavement d'un village.
La cinquantaine énergique, Pushpa Savade est bien décidée à faire bouger les choses. Cette sarpanch en sari a une obsession : l'eau. La saison des pluies est courte. La sécheresse qui s'abat sur la région après la mousson empêche toute culture. Femmes et hommes sont alors contraints de quitter le village pour les plantations de cannes à sucre du Karnataka, plus au sud.
Pushpa Savade a obtenu une aide de l'Etat pour capter l'eau de pluie grâce à des petits canaux creusés à flanc de coteaux et bordés de murets. Ils alimentent désormais les réservoirs, en bas de la pente : des mares où les buffles aux cornes peintes viennent s'abreuver et les femmes, remplir leurs lourdes cruches et laver leur linge.
L'autre préoccupation de Mme la maire, ce sont les routes. Un chemin carrossable devrait bientôt relier Dalit Basti à la piste principale, et Pushpa Savade espère que celle-ci, difficilement praticable pendant la saison des pluies, pourra être goudronnée. Elle aimerait aussi convaincre ses 2 700 administrés de construire des latrines. Mais cette partie-là est loin d'être gagnée. "La plupart des villageois n'en voient pas l'intérêt. Qu'est-ce que je peux faire ? Refuser de délivrer les certificats de domicile aux récalcitrants ?"
Les femmes seraient moins corrompues que les hommes
Les projets, choisis sur une liste de programmes gouvernementaux destinés au développement des zones rurales, doivent faire l'objet d'un vote du conseil communal. Ensuite, c'est au sarpanch d'aller les défendre, en compagnie du fonctionnaire qui suit le village, devant une commission administrative à la sous-préfecture, qui débloque les fonds.
Et là, Pushpa Savade ne lâche pas le morceau. "Je passe en commission, selon la procédure prévue. Mais si j'essuie un refus, je ne baisse pas les bras. Je vais voir le sous-préfet et, s'il le faut, je fais un esclandre ! Je veux que les choses avancent et, dans ce pays, il faut savoir se battre pour obtenir de l'administration ce à quoi on a droit."
Elle a eu quatre enfants, aujourd'hui adultes. Son mari ? "Il s'occupe de la ferme. J'ai de la chance car il n'exige jamais rien, je fais ce que je veux." Conseillère communale pour la première fois en 2002, sarpanch depuis 2007, elle ne cache pas avoir pris goût à la politique et se présenterait volontiers au niveau de l'arrondissement, lors des prochaines élections. Et si elle était élue ? "J'irais voir chaque village pour leur demander de dresser la liste de leurs priorités. L'eau, les routes, les écoles... Il y a tant de choses à faire !"
Une seule étude a été consacrée, à l'échelle de l'Inde, à ces femmes chefs de village. Réalisée en 2004 sous la direction de l'économiste Esther Duflo pour l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT) elle s'appuyait sur les données rassemblées quatre années auparavant à travers le pays par une ONG indienne (le Public Affairs Center de Bangalore).
Selon ses auteurs, les communes dirigées par des femmes se penchent en priorité sur l'accès à l'eau potable. On trouverait généralement, dans ces villages, davantage de points d'eau et ils seraient mieux entretenus, les hommes privilégiant pour leur part l'irrigation des cultures et les routes. Autre différence que faisait apparaître cette enquête, sans toutefois l'expliquer : les femmes seraient moins corrompues que leurs homologues masculins.
Toutes les sarpanch en sari n'ont pas le bagout et l'énergie de Pushpa Savade. Dans de nombreux villages, lorsque les élus doivent choisir une femme - les communes sont tirées au sort à chaque scrutin à l'échelon de l'arrondissement - ils désignent l'épouse d'un notable, qui règne alors par procuration. La loi n'en a pas moins, peu à peu, changé la donne.
"Lors des premières élections, la plupart des femmes qui accédaient aux fonctions de sarpanch étaient poussées par leur mari ou leur belle-famille, mais cela évolue peu à peu", affirme D. S. Lohiya, secrétaire de Manavlok, une ONG qui forme les élus locaux dans le département de Beed, une préfecture du centre du Maharashtra. "Les hommes, ajoute-t-il, sont habitués à dominer. Les femmes ont besoin de prendre confiance en elles et doivent apprendre à s'imposer face à l'administration."
Elle y est parvenue, Sangita Shirsat, dont le sourire timide et la voix douce dissimulent la détermination. Mariée à 13 ans, mère de cinq enfants, cette jeune femme de 31 ans est depuis décembre 2007 la sarpanch du village de Wale Wadi, à une vingtaine de kilomètres de la sous-préfecture d'Ambajogai (centre du Maharashtra).
Si elle doit son élection à la réputation de son beau-père, l'un des notables de la commune, elle s'est réellement investie dans cette fonction nouvelle pour elle : "Je manque d'assurance pour parler en public ou devant des étrangers, confie-t-elle. Je n'aime pas sortir, aller dans les administrations. Mais je le fais car il est important d'améliorer la vie des femmes."
Elle a obtenu des crédits pour amener l'eau dans les maisons, qui sont presque toutes maintenant dotées d'un robinet. Elle a bataillé aussi pour que les habitations soient équipées de toilettes. Le programme gouvernemental pour lequel elle a opté a permis d'obtenir un financement de l'Etat pour les habitants les plus pauvres, soit à peu près 40 % de ses administrés. Il lui a fallu ensuite faire du porte-à-porte pour convaincre les femmes du village de plaider leur cause auprès de leurs maris.
Dans les zones rurales indiennes, ces questions n'intéressent guère les hommes. Il y a quelques années, le gouvernement, conscient du problème, a mis sur pied un programme pilote : un financement de 150 000 roupies (2 700 euros) était offert aux communes qui acceptaient d'élire une commission ad hoc - un "comité de développement féminin" - constituée de femmes élues par la population.
Et c'est ainsi que, dans le village de Warapgeon, près de Kaij, deux amies, Prema Veer et Rajku Mari, sont devenues les animatrices de leur communauté. Le village les a choisies en partie parce qu'elles étaient les seules à avoir poursuivi leurs études jusqu'au lycée. C'était en 2005. Aujourd'hui, grâce à elles et aux crédits de l'Etat, presque toutes les maisons disposent d'un robinet et de toilettes. Des égouts ont été creusés, un abreuvoir a été aménagé pour les animaux, les rues du village ont été cimentées...
Toutes deux âgées de 29 ans et mères de deux enfants, les jeunes femmes sont bien décidées à ne pas s'arrêter là. Elles ont pris l'initiative d'organiser un "groupe d'autoassistance" qui rassemble une douzaine de femmes du village. Il s'agit d'une sorte de tontine. Chacune met 100 roupies (1,80 euro) par mois dans une caisse commune. A tour de rôle, elles peuvent emprunter les fonds économisés, à la condition de rembourser dans les cinq mois. Plusieurs d'entre elles ont utilisé ces prêts pour créer une activité génératrice de revenus, qu'il s'agisse de l'achat d'une machine à coudre ou de l'ouverture d'une échoppe.
Les décisions sont prises collectivement. "Auparavant, dit Prema Veer, les femmes n'osaient pas sortir de chez elles. Maintenant, elles participent aux réunions et n'hésitent plus à prendre la parole." A Warapgeon, le conseil de village élu en 2007 compte 6 femmes sur 8 conseillers. L'un des deux représentants de la gent masculine, Sanosh Mali, s'en réjouit. "C'est beaucoup mieux, assure-t-il, car les femmes gèrent l'argent avec davantage de parcimonie. Pour elles, un sou est un sou. Et si quelque chose coûte 20 roupies, elles feront tout pour l'avoir à 15 !"
Quant à Prema et Rajku, elles ont depuis peu un nouveau projet, cette fois-ci dans le domaine de la santé. Ayant appris par la télévision que le gouvernement avait décidé de former des agents de santé bénévoles dans les villages, elles ont postulé puis suivi une formation d'une semaine. Elles devraient bientôt recevoir un kit qui leur permettra de donner les premiers soins. Elles rêvent maintenant de reprendre leurs études et de s'inscrire dans une école d'infirmières. Le mari de Rajku dit qu'il "n'a rien contre". A la condition que "la maison soit tenue..."

source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Partager cette information

http://www.wikio.fr